Un oeil sur les prospectives de la Gendarmerie nationale
Entre novembre 2007 et août 2009, le Centre des Hautes Etudes de l’Armement (CHEAr), sous l’égide de la Direction Générale de l’Armement (DGA)1, a piloté une étude sur les « nouveaux rassemblements de personnes ». Inscrite au catalogue des études prospectives de défense à caractère politico-militaire, économique ou social (EPMES) sous le numéro 2007/061, cette étude a été lancée par le Centre de Prospective de la Gendarmerie Nationale (CPGN) pour déterminer et analyser les nouvelles formes de regroupements de personnes dans l’espace public. Pour le ministère de la Défense, l’enjeu de cette étude est de taille, car il s’agit de mieux connaître les nouvelles formes d’action collective, leur « typologie, les caractéristiques de la mobilisation, leurs modes de fonctionnement, le mode de constitution des groupes, les tendances futures et les réponses policières apportées (dimension comparative) ». L’objectif étant « d’adapter les modes d’action et moyens à engager ».
Pour mener cette étude, le CPGN et la Délégation à la prospective et à la stratégie (DPS) ont fait appel à un sociologue de l’université de Toulouse – Mirail, chercheur au Centre d’étude et de recherche Travail Organisation Pouvoir (sic !), spécialisé en sociologie des organisations et du management, en sociologie de l’emploi et des professions, diagnostic social d’entreprise/Normes, règles et systèmes de gestion : Normand Filion2. Ce rapport édifiant de 150 pages, pour lequel l’Etat a déboursé 29 876,06 euros (voir ici à l’Annexe 2) et qu’on ne trouve pas sur Internet (mais qu’on a trouvé quelque part sous un buisson), a pour intitulé "Il n’y a pas de raison pour que cela s’améliore ; Les nouveaux rassemblements de personnes : enjeux et perspectives".
Dans le cadre de cette recherche, le commis « sociologue » a bénéficié du concours actif d’un certain nombre d’officiers du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG, 12 jours d’immersion), de gendarmes mobiles (4 jours d’immersion dans l’escadron 12/6 de Lodève, Montpelliers) et de CRS (5 jours d’immersion), mais aussi de services d’ordre syndicaux (2 demies journées d’immersion) et d’une « taupe » (infiltrée parmi des « caillasseurs » de banlieue).
Finalisé en août 2009, le rapport sert désormais de support de formation et d’étude au Centre de Recherche de la Gendarmerie Nationale (CRGN) et à l’Ecole des Officiers de la Gendarmerie Nationale (EOGN), soit disant dans une "approche exclusivement sociologique" (croyons les sur parole !), comme ce fut le cas le 24 avril dernier au Centre d’Etudes Supérieures de la Gendarmerie (CESG).
UN OEIL SUR LE RAPPORT :
Dans sa catégorisation des « nouveaux rassemblements de personnes », Filion établit grossièrement trois groupes distincts : les rassemblements festifs, les rassemblements politiques et les rassemblements violents. Voici la table des matières du rapport, qui en dit long sur son contenu même :
REMERCIEMENTS
MANDAT INITIAL
INTRODUCTION GENERALE
METHODOLOGIE ET DEROULEMENT DE L’ENQUETE
PREMIER CHAPITRE - LES RASSEMBLEMENTS FESTIFS DE MASSE
1.1 Les diners blancs
Mode opératoire
Rôle des forces de l’ordre
Eléments de prospective
1.2 Les free party : là pour rester
Histoire d’un illégalisme identitaire
Mode opératoire
Rapport aux forces de l’ordre
DEUXIEME CHAPITRE - LES RASSEMBLEMENTS FESTIFS FURTIFS
2.1 Les flash-mobs (smart mobs, freezer, etc.)
Définitions et principes
Mode opératoire
Les formes dérivées de flash mobs
Eléments de prospective : flash mobs terroristes et délictueuses
2.2 Quelques autres rassemblements festifs urbains
2.2.1 Les fêtes dans le métro
2.2.2 Les "free hugs" (calins gratuits)
2.2.3 Les rassemblements tecktonik et les "battles"
2.2.4 Les rassemblements Facebook
2.3 Elements de prospective sur les rassemblements festifs
TROISIEME CHAPITRE - MENSONGES, BUSINESS ET RECUPERATION
3.1 Les "désobéissants" : l’imposture militante
Histoire et "philosophie"
Les actions : une logique d’appropriation du militantisme d’autrui
Les stages de formation à l’action directe non-violente : un divertissement
La faiblesse des effectifs et la réalité du "mouvement"
Le cinéma de Mr Renou
Eléments de prospective
3.2 Jeudi Noir : de la farce au rire (très) jaune
Le business du militantisme marketing
3.3 Manifs de droite : encore un peu de business ? (et de récupération)
Des intérêts personnels bien sentis
Deux beaux exemples de récupération
Eléments de prospective
QUATRIEME CHAPITRE - LES NOUVELLES FORMES DE RASSEMBLEMENTS MILITANTS
4.1 Le clan du néon : un modèle du nouvel activisme
4.2 Les déboulonneurs : l(e r)appel à la loi
Histoire et mode opératoire
Un autre rapport aux forces de l’ordre et un autre type de rassemblement
4.3 Les dégonfleurs : la roue a tourné
Régulation et mode opératoire
Eléments de prospective
4.4 Les brigades activistes de clowns : la non-action efficace
Mode opératoire
Eléments de prospective
4.5 Les actions "coup de poing" (etudiants)
Définition
Modes opératoires et participants
Relations avec les forces de l’ordre et dégénérescence des "actions"
Eléments de prospective
CINQUIEME CHAPITRE - LES BLACK BLOCS : PUISSANCE ET STRATEGIE
Histoire et définition
Constitution et modes opératoires
La pensée politique des Black Blocs
Les modèles nationaux et le cas français
Le mode opératoire des black blocs français
L’acceptabilité sociale des black blocs et les frontières floues
Eléments de prospective
SIXIEME CHAPITRE - LES CAILLASSEURS : LA HAINE, LA RAGE ET LA GUERRE
L’identité au centre de la haine et de la guerre
La défense du territoire
Les fonctions spécifiques des quatre types de caillassage
Division et hiérarchisation du travail dans le caillassage
Eléments de mode opératoire tactique
Eléments de prospective
SEPTIEME CHAPITRE - ESSAI DE PROSPECTIVE CROISEE
7.1 Enjeux et prospective des nouveaux rassemblements de personnes
Mondialisation et frontières numérique
Rassemblements et éclatements : foules, groupes en rhizome et masses
La porosité des "frontières"
7.2 Réflexions de prospective pour les forces du maintien de l’ordre
L’émiettement du maintien de l’ordre : d’un métier à une fonction
Du maintien de l’ordre au contrôle des foules : la militarisation
7.3 Prospective croisée : l’evanescent et le lourd
CONCLUSION
Etude Filion
Pour donner un résumé critique du rapport, on va procéder de façon bêtement scolaire et reprendre les grands axes du sommaire :
LES RASSEMBLEMENTS FESTIFS DE MASSE
Dans ce premier chapitre, Filion analyse le mode opératoire des dîners blancs et des free party. Il les réunit sous un même chapitre, parce qu’ils procèdent de manière similaire et possèdent des caractéristiques communes. Dépassant généralement les 500 participants, ils enfreignent la legislation exigeant de déclarer en préfecture tout rassemblement dépassant ce chiffre. Le lieu et le moment exact du "surgissement" ne sont pas connus par avance. Mais s’ils se ressemblent, c’est aussi parce que leurs participants, cooptés ou habitués, issus d’un même milieu socio-culturel (une même classe et/ou un même esprit), obéissent à une logique d’organisation pyramidale où un petit comité forme la tête pensante et transmet les modalités d’installation dans l’espace public de façon verticale et descendante.
Dans le cas des dîners blancs, la réaction des forces de maintien de l’ordre consiste à encadrer l’événement dans une optique de "protection des personnes" contre "pickpockets, bandes de jeunes des cités ou sans-abris" qui pourraient "gacher le plaisir". Il évoque à juste titre une "police de classe" qui prend d’avantage en considération l’origine sociale des participants que le "trouble à l’ordre public" constitué par leur présence : ce qui amène le commis à se poser la question de savoir si les forces de maintien de l’ordre réagiraient de la même façon si "4000 familles maghrébines faisaient tourner le méchoui sur le champ de mars". En terme de prospective à l’usage des forces de l’ordre, il évoque la possibilité de voir ce type de rassemblement s’étendre à d’autres classes sociales sous une forme plus populaire, ce qui impliquerait sans doute une autre réaction de leur part.
Pour les free party (illégales, en extérieur et à prix libre), que Filion distingue des teknivals (ou sarkovals : officiels, parfois organisés sur des anciennes bases militaires) et des raves (en intérieur, légales et payantes), il parle d’"illégalisme identitaire", résultant d’un certain fatalisme face au manque de reconnaissance des autorités : s’ils ont choisi l’illégalité, ce serait seulement parce qu’aucune de leurs demandes légales n’aboutit jamais. Les free party ne seraient donc pas politisées, mais constitueraient néanmoins un dérivatif ou un éxutoire permettant de "tenir dans une société de violence symbolique" en transformant les frustrations en énergie festive (ce qui fait dire à Filion que les free sont un produit de la société). Les free s’organisent donc en Zones Temporaires d’Autonomie ("libertés intersticielles et à durée déterminée") par défaut et non de façon consciente. De fait, n’ayant pas vocation à contester l’ordre établi même si elles le font de manière inconsciente, elles entretiennent à l’égard des forces de l’ordre un rapport ambivalent, "s’installant en dépit des forces de l’ordre, mais pas contre elles", faisant même régulièrement appel à elles en cas de problème.
Si on suit le raisonnement de Filion, ces deux types de rassemblements ne posent qu’un problème relativement mineur aux forces de maintien de l’ordre, dans la mesure où ils sont suivis soit par des personnes "bien éduquées" (sic), soit par des personnes n’ayant pas vocation à remettre en question l’ordre établi. Donc pas vraiment de trouble à l’ordre public, sauf de la part de personnes extérieures attirées par l’événement ou si leurs modes d’organisations se propagent à d’autres catégories de personnes (moins "éduquées" ou plus politisées).
En tout état de cause, s’il les évoque, c’est parce qu’il juge qu’ils sont à surveiller.
LES RASSEMBLEMENTS FESTIFS FURTIFS
Il s’agit ici des flash mobs essentiellement, dont Filion place les origines dans "les happenings des années 1960 ou le situationnisme et la performance comme forme d’art". Il les décrit comme ayant une finalité ludique, absurde ou surréaliste et les qualifie d’inoffensives, écologiques, apolitiques et légales (organisées dans un lieu public et libres d’accès). Elles se mettent en place grâce à Internet (réseaux sociaux, mails...), aux sms et au bouche-à-oreille et n’émanent pas d’un "acteur collectif constitué" mais plutôt d’un "agrégat d’individus atomisés". Selon lui, les mobs (flash-mobs et smart-mobs) et assimilés (battles tecktonik et hip-hop, free hugs, fêtes dans le métro et rassemblements Facebook) sont "socialement utiles comme dérivatifs sociaux, psychologiques et politiques" et ont "peu de coût pour les forces de maintien de l’ordre". Il va même plus loin, estimant qu’il est "positif (dans le cas des battles hip-hop) qu’ils dansent plutôt qu’ils ne fassent autre chose" (Filion semble être un adepte de la pacification sociale). Il est clairement sous-entendu qu’il existe un risque intrinsèque au mouvement hip-hop qui n’existe pas dans les autres rassemblements, puisque les battles tecktonik quant à elles ne constituent un trouble à l’ordre public que dans la mesure où les tecktoniks sont bien équipés (ipods, etc.) et offrent une occasion aux voleurs.
Par ailleurs, il estime que ces rassemblements ont tendance à se banaliser, à être un peu out pour certains d’entre eux, et qu’il faut s’attendre à ce qu’ils changent de formes et de méthode. Il évoque le risque que ce type de mobilisations par le biais des moyens de communication, dans la mesure où elles se font de façon anonyme et sans liens directs, mettant en réseau des personnes qui ne se connaissent pas mais qui ont un même objectif, pourraient prendre des formes "violentes, délinquantes, criminelles ou terroristes" (hypothèse évoquée dans l’étude commandée en 2007 par le ministère de la Défense britannique, Future Stratégic Context) . Il prend pour exemple la "flashmob rampage" (déchainement) qui s’est tenue le 2 juin 2009 à Philadelphie où plusieurs dizaines de jeunes auraient été appelés à dévaliser une station service ("free for all").
Mais dans les cas de flash-mobs et rassemblements classiques, il pense que les débordements constatés jusqu’à présent n’ont eu lieu que parce que l’intervention des forces de police, mal venue ou disproportionnée, a été vécue comme une provocation (rassemblement Facebook de Tours le 7 mars 2009). Même s’il ne le dit pas dans son rapport, ce ne serait pas étonnant que ces rassemblements inopinés soient soumis dans un proche avenir à une déclaration préalable en préfecture ou à un meilleur encadrement policier une fois constatés. De quoi les rendre encore un peu plus out...
MENSONGE, BUSINESS ET RECUPERATION
Ce chapitre est consacré aux collectifs militants aimant à se mettre en scène et entretenant des rapports privilégiés avec les médias, mais aussi avec les partis politiques. Leurs membres sont décrits comme adorant parler d’eux-mêmes et parlant trop, se visibilisant à l’extrême et n’existant finalement que pour et par les médias, n’hésitant pas à organiser des "manifestations de papier" pour le plaisir des journalistes. Il s’agit des nouvelles formes du militantisme-spectacle et de l’activisme-divertissement, dont les actions sont formatées pour les médias. Filion pointe un "vide conceptuel dans les revendications", mais aussi et surtout un manque cruel de sincérité.
Tout un paragraphe intitulé "le cinéma de Mr Renou" s’applique à démonter la figure du leader des désobéissants, lui reprochant d’avoir usurpé au militantisme antinucléaire dont il est issu ("Non au missile M51", Greenpeace et Bomspotting) des techniques de lutte non violente pour les mettre au profit du réseau Désobéissants qu’il a lui même créé et dont il est à la fois le porte-parole et le leader incontesté. Son réseau n’a pas de cause précise, mais embrasse toutes les causes, servant de "bourse" d’échange de militants (4000 contacts mobilisables) sur n’importe quel événement et s’appropriant le militantisme d’autrui. Renou quant à lui apparait comme omniprésent et narcissique, se mettant toujours en avant et ne se déplaçant qu’en présence de journalistes.
Le réseau des Désobéissants n’est "pas là pour agir, mais pour exister". Ses stages sont un divertissement, visant en théorie à donner des techniques, alors qu’ils s’appliquent en vérité à produire du "spectacle clé en main". Ils doivent "faire frissoner l’apprenti militant" en le soumettant à la règle du secret et en lui faisant croire que le réseau est surveillé étroitement par la police, n’hésitant pas à mettre en scène la présence des renseignements généraux a proximité des stages (cf. reportage "Les rois du monde" de l’émission Strip-tease) pour donner du crédit à son action. Tout est fait pour augmenter l’importance du réseau, alors qu’aucune action n’a jamais dépassé la quarantaine de participants (action de blocage lors du sommet de l’OTAN). Et le site du réseau, "vitrine du mouvement", avec son forum, son agenda et sa boutique y contribuent beaucoup.
Jeudi Noir en prend aussi pour son grade. Ses créateurs Manuel Domergue, Julien Bayou et Lionel Primault, diplomés et impliqués auprès des Verts ou d’Europe Ecologie, sont accusés d’avoir mis sur pieds une "machine à réseaux politico-médiatiques au service des partis politiques ou d’intérêts personnels", en s’assurant le soutien des élus de gauche (Verts, Europe Ecologie, NPA, Front de Gauche, LO, PS...) et en courtisant les journalistes, toujours friands des actions menées par ces "militants consommateurs" adeptes d’un "militantisme fun" (est notamment pointée du doigt la collusion entre Jeudi Noir et Mediapart pour la publication d’une carte des immeubles vides de Paris). Manuel Domergue, par ailleurs assistant parlementaire d’un sénateur vert, a ainsi participé à la création d’autres collectifs du même accabi comme Génération Précaire (2005), La France qui se lève tôt (2007) ou Sauvons les riches (2009), tandis que ses comparses ont créé leur agence de communication (Scop Bayou & Primault) pour "vendre des actions militantes clé en main". Filion leur reproche également d’avoir instrumentalisé des militants sincères qui se battent pour le reconnaissance du droit au logement en les laissant se dépatouiller face aux forces de l’ordre tandis qu’ils tirent les bénéfices de leur business militant.
Les manifs de droite entrent aussi dans cette catégorie des impostures en tant qu’elles sont un pur produit commercial, véritable faire-valoir pour les artistes qui veulent se contruire un portfolio grâce au concours de nombreux photographes professionels, mais aussi pour un cinéaste comme Arnaud Contreras qui en fera un film de 9 minutes vendu 15 euros sur le site "manif de droite".
En terme de prospective, Filion semble considérer que ces mouvements ne sont pas destinés à changer, qu’ils resteront aussi peu crédibles et sont condamnés à dévoiler leur vraie nature. Leurs "militants" sont de toute façon peu actifs et ne semblent pas mériter que les forces de maintien de l’ordre s’intéressent à eux. Il émet néanmoins l’hypothèse d’une autonomisation de petits groupes de personnes formés chez les Désobéissants et qui pourraient être prêts à "s’accrocher n’importe où"...
LES NOUVELLES FORMES DE RASSEMBLEMENTS MILITANTS
Les nouveaux rassemblements militants (clans du néon, dégonfleurs3, déboulonneurs, brigades activistes de clowns4) ont la particularité de ne plus être véritablement des "rassemblements" mais d’opérer sous la forme de "commandos", autonomes et dispersés sur le territoire. Majoritairement non violents, pacifistes, voire désobéissants, ils ont tendance à se substituer à l’Etat pour produire de la jurisprudence, faire appel à la loi. Ils sont "vertueux, légitimes et inattaquables", dévoilent l’hypocrisie et les manquements de l’Etat, le rappellent à ses obligations. Ils regroupent des militants jeunes, qui ne sont membres de rien et "veulent passer à l’action hors des grandes structures militantes". Ils s’approprient diverses causes et adoptent "avec humour" des modes opératoires "simples et efficaces", mais offrent peu d’emprise au maintien de l’ordre public : ils provoquent seulement des "petits troubles localisés".
Pour certains de ces collectifs, leur rapport aux forces de maintien de l’ordre change du militantisme classique en ce qu’ils acceptent parfois de se faire interpeller (déboulonneurs), ou n’hésitent pas à établir une proximité avec la police, mettant en évidence leur impuissance, quitte à la ridiculiser en s’incrustant parmi ses rangs (brigades de clowns). Ils causent l’embarras, gênent les forces de maintien de l’ordre du fait de leur légitimité.
Filion place une distinction entre les actions de ces collectifs et les actions "coup de poing" des étudiants, qui n’ont pas "franchi le cap de la post modernité" et utilisent des méthodes héritées du militantisme syndical classique : autoréductions, péage gratuit, démembrements, occupations, blocages. Leur organisation repose sur une démocratie politico-syndicale, avec la mise en place de comités de lutte et de commissions tirant leur légitimité de l’assemblée générale. Cependant, ils cultivent le secret et sont paranoïaques, à juste titre parce qu’ils sont semble-t-il "complètement infiltrés". Et surtout, leurs actions "se terminent généralement mal", sucitant une réaction souvent "intempestive" de forces de police non spécialisées et agissant davantage pour faire des interpellations que pour le maintien de l’ordre (ici le commis vise la BAC). Filion constate que les actions étudiantes sont limitées dans le temps : les plus pacifistes se retirent, tandis que les "ultras" cherchent à en "découdre avec la société", se radicalisant dans leurs "discours, la culture du secret, la violence matérielle et le rapport aux forces de maintien de l’ordre".
En terme de prospective, Filion estime que les premiers mouvements sont voués à perdurer, à resurgir périodiquement sous d’autres formes, tandis qu’il est envisageable que les étudiants "ultras" s’affranchissent à l’avenir de la légitimité démocratique conférée par les AG pour mener peu à peu une "guerilla economico-politique".
LES BLACK BLOCS : PUISSANCE ET STRATEGIE
Son analyse aprofondie des black blocs pointe les divergences de tactiques selon les pays, remarquant de la part des BB français une tendance à mener une guerre de position, par l’utilisation du caillassage à distance au détriment d’une tactique de contact. Il impute cette spécificité au fait que les BB français sont généralement en faible effectif, mais aussi aux techniques de la police française, prompte à canarder de loin.Il reconnait au black bloc un fond politique, mais effectue une singulière distinction entre les activistes politiques et les "casseurs" : "Mais avant toute chose, départageons entre les black blocs et ce qui peut leur ressembler. Tout ce qui porte capuche, foulard et est habillé de noir, tout ce qui lance des projectiles sur les forces de l’ordre, casse des vitrines ou incendie des poubelles lors de manifestations de sont pas des black blocs, malgré les ressemblances. Et s’ils se ressemblent par la forme, c’est sans doute en raison de la puissance symbolique et politique des black blocs, porteurs d’une logique politique propre mais qui entraîne - aussi involontairement - avec elle les autres formes de révolte sociale. Ainsi en est-il de ces "casseurs" qui passent à l’action en marge de manifestations légales et qui, portant sweat-shirt à capuche et foulard, s’approprient la forme sociale - une tenue - de la révolte pour procéder à des exactions de nature délictuelle : agressions, dégradations, pillages, etc. Rien n’est plus loin de l’"esprit black bloc" que ces "casseurs" urbains [...]"
Pour Filion, les BB bénéficient d’une forme d’acceptabilité sociale de la part des autres militants anti-mondialisation, dans la mesure où existe entre eux une forme de coexistence pacifique lors des contre-sommets, aussi bien sur les campements qu’en action, où prime généralement la diversité des tactiques.
A l’avenir, les BB pouraient bien subir des évolutions selon deux tendances marquées : "la tendance anglo-saxonne cherchant à professionnaliser les modes opératoire pour gagner en efficacité et la tendance plus spécifiquement française misant sur les impulsions locales pour créer des affrontements". Mais Filion estime que les BB n’ont pas encore fait leurs preuves et relativise leur dangerosité en se basant sur certaines manifestations d’agriculteurs, de marins pêcheurs, de pompiers ou de chauffeurs routiers qui ont entraîné des dégradations et des affrontements d’une autre envergure. Enfin, il consacre la fin de son chapitre sur le décret anti-cagoules qui selon lui n’empêchera pas les BB d’exister, mais pourrait provoquer un renforcement des tactiques avec l’utilisation de lanceurs plus puissants, le renforcement de techniques de mobilité des individus et des groupes et une consolidation des diverses pratiques de harcèlement et de guérilla urbaine multidirectionnelle, l’utilisation de masques empruntés à d’autres collectifs militants (de clowns, à l’effigie du président...) ou encore un déplacement des cibles, abandonnant la "guerre frontale" pour des actions contre d’autres symboles de l’Etat.
LES CAILLASSEURS : LA HAINE, LA RAGE ET LA GUERRE
Enfin, un large chapitre est consacré aux "caillasseurs" de banlieue dont il dresse un portrait sociologique détaillé, distinguant plusieurs types de caillassage : le caillassage spontané ; le guet-apens ; le caillassage d’affrontement ; le caillassage de diversion. Il considère notamment les émeutes de 2005 comme un événement spontanné à distinguer des caillassages "quotidiens", plus ritualisés. Il constate des modes d’action organisés supposant une répartition hiérarchique dans laquelle les "petits" n’ont pas la même fonction que les plus âgés. Il s’agirait d’une guerre de territoire, identitaire, mais aussi une révolte face à la présence de policiers indésirables parce qu’abusifs dans leurs méthodes d’intervention.
Il met en avant une militarisation inéluctable des forces de l’ordre et à un recours inévitable, dans l’avenir, d’armements plus offensifs de part et d’autre. Comparant leurs modes opératoires, Filion considère que les "caillasseurs des banlieues seraient devenus "le miroir des forces de l’ordre". Dans cette perspective, le risque serait que les caillasseurs dépassent leur cadre identitaire et territorial pour s’emparer des technologies de l’information et de la communication pour s’organiser et mener des actions hors des murs de leurs cités, armées ou non, et pourquoi pas autour d’une cause commune qui serait par exemple... l’Islam. Adepte de l’hypothèse du pire (ce n’est pas par hasard qu’il bosse pour les gendarmes), Filion s’imagine qu’une "Intifada collective surviendra" forcément.
ESSAI DE PROSPECTIVE CROISEE
Filion avance que "l’hypothèse de la progression en pire représente le scénario de la continuation de notre société moderne" et qu’il n’y a pas de raison pour que cela s’améliore. Pour lui, on assistera à une atomisation continue des formes d’action et à la multiplication de "commandos furtifs" qui agissent pour disparaitre aussitôt, n’offrant que peu de prises aux forces de maintien de l’ordre. L’utilisation des moyens de communication et d’information est amenée à s’intensifier et pourrait s’étendre à d’autres réseaux communautaires tels que SecondLife. Il "ne manque que la conscience collective d’une cause, des connexions Internet et un adversaire commun pour que le terrorisme civil et urbain ne démarre". Des fédérations numérique d’un nouveau genre pourraient voir le jour et transcender les frontières entre le virtuel et le réel pour amener dans l’espace public des "nouveaux rassemblements de personnes", qu’ils soient festifs ou violents, voire festifs ET violents. Filion envisage même que des "forces de la violence" pourraient se constituer et être mises à dispositions de diverses causes : on ferait alors appel à des spécialistes de la violence pour mener certaines actions... Il faudrait donc se préparer à des modes d’actions plus furtifs, plus spontannés, imprévisibles et n’étant pas du ressort des forces de maintien de l’ordre.
Filion pense que le maintien de l’ordre continuera de subir un phénomène de destructuration, d’émiettement et d’atomisation (les acteurs impliqués dans le maintien de l’ordre se multiplient au détriment des corps spécialisés (gardes mobiles, CRS)) parallèlement à une militarisation accrue. Il énumère quelques armes utilisées pour le maintien de l’ordre aux Etats Unis et susceptibles de traverser l’Atlantique dans l’avenir, tels que le Crowd Dispersal Cartridge (flash ball multiballes), l’ALR (canon à son diffusant des impulsions sonores) ou l’Active Denial System (diffusant un faisceau d’ondes électromagnétiques d’une fréquence de 95GHz générant une sensation de brulûre car augmentant la température des molécules d’eau de l’épiderme ; utilisé en Irak).
Tout cela implique pour Filion "un passage progressif du maintien de l’ordre au contrôle des foules" permettant "d’éviter la prise de contact direct et le corps à corps" avec des foules hostiles. On passe d’un mode d’action défensif à un mode d’action préventif ou les "corps refusants" sont gérés de loin. De toute façon, "les forces de l’ordre deviendront trop puissantes pour qu’il y ait des répliques de masse". Les troubles seront donc d’un autre ordre : locaux, stratégiques, ciblés, furtifs et armés.
Ce bref et mauvais résumé de ce rapport, sortant de leur contexte des points qui nous ont semblé marquants, vise surtout à pointer du doigt le fait que des études très sérieuses sont menées par des chercheurs civils pour servir de base de travail aux acteurs de la Défense, qui a leur tour se feront un plaisir de rédiger des prospectives alarmistes permettant de légitimer une future militarisation - jugée inéluctable - des forces de maintien de l’ordre. Grâce au travail abouti d’universitaires collabo, le maintien de l’ordre enrichit ses connaissances relatives à nos mouvements et peut ainsi étudier les moyens de nous anéantir tranquillement. Et tout cela au regard de la nécessaire paix sociale.
Demain il fera beau !
Notes :
1. Voir ICI l’arrêté portant création du comité de cohérence de la recherche stratégique et de la prospective de défense.
2. Ce n’est pas sa première étude pour le Centre de Prospective de la Gendarmerie Nationale. Il a déjà rendu un rapport sur les locaux de gendarmerie intitulée "Les lieux qui conviennent : Les locaux de service à l’aube du XXIème siècle"
3. "Les dégonflés" et "Pfff" (Paris), les "mous de la roue" (Lille), les "Raplaplas" (Lyon), "Solid’Air" (Bordeaux), les "Dégonfleurs anonymes" (Grenoble), les "Flagadas" (Bruxelles).
4. Brigades Activistes des Clowns (BAC, Paris), Clowns à Responsabilité Sociale (CRS, Clermont Ferrand), le Groupe d’Intervention des Gros Nez (GIGN, Lyon), la Chti Armée des Clowns Qu’in rente euh’dans ! (CAC40, Lille), la Clandestine Insurgent Rebel Clown Army (CIRCA, Angleterre), Brouhaha (Canada), les Clolonels (Hollande), le Smile liberAction Front (Israel)...
Solidaires37
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