Mémoires d’un anar
Eric Sionneau, “ figure ” syndicale de Sud-Solidaires, raccroche son tablier et sort un livre sur sa vie d’anarchiste. Il lève le voile sur un monde marginal.
Eric Sionneau chez lui, à Saint-Pierre-des-Corps.© (Photo NR)
Il achève sa carrière d’agent « roulant » à La Poste, « brigade des guichets » en Touraine. Et il quitte ses fonctions de « chef » de Sud-Solidaires 37 ces 4 et 5 octobre, à l’occasion du congrès de ce syndicat à Saint-Avertin : « J’y suis depuis vingt ans. Il faut changer de têtard à la tête de notre organisation », dit-il.
Eric Sionneau, 58 ans, natif de Tours, sort aussi ses mémoires d’anar, titré avec ironie : « Dans les années 80… Une époque formidable ! » Il a fait les 400 coups dès son adolescence, a été (un peu) en tôle, et (un peu) voyou, « mais pas casseur », précise-t-il. S’il a cassé, c’est du CRS. Drôle de parcours pour ce fils de brigadier-chef à la police nationale.
“ Ça va péter un jour ” Eric Sionneau tient à son rang « d’anarcho-syndicaliste rebelle », et raconte : « Gamin, j’admirais Thierry la Fronde, Robin des Bois, Jacquou le Croquant », ses héros de télé « qui se battaient contre l’injustice, et moi, j’ai pris ça au sérieux. L’injustice est insupportable, la révolte normale, et la lecture du monde d’aujourd’hui inacceptable. »
Il poursuit : « Anar, c’est normal quand on est jeune et jugé comme débile après 40 ans. Moi, je suis fier de le rester, d’être un incontrôlé », un libertaire « qui n’a pas envie de s’acclimater ». Ce père de deux enfants habite une maison de quartier à Saint-Pierre-des-Corps, mais sa seconde famille, c’est « Les Amis de Demain Le Grand Soir », 87 adhérents. Des anars, des vrais, des durs, il en compte « environ 200 » sur Tours, et d’autres, mais « ce sont des gugusses ».
Eric Sionneau vomit le capitalisme, évidemment. Les patrons ? « Comme chez les syndicalistes, il y a des bons et des gros cons. » Il préfère enchaîner sur le monde ouvrier « qui se crève au boulot. On doit pouvoir s’autogérer, j’y crois. Pas besoin d’avoir un capo qui nous donne des ordres. » Il considère que « les 35 heures, c’est une arnaque car les patrons nous les font payer cher. Au final, on revient aux 39 heures et à la retraite à 65 ans, avec tous les désavantages. » Mais ajoute, non sans contradictions : « Le vrai progrès social, c’est les 32 heures. »
Il a bouffé du socialo et bobo de gauche en Mitterrandie. Le macronisme est son dernier os à ronger. Il jette aux orties le « ni gauche - ni droite » et la démocratie parlementaire, « car il n’y a que la lutte des classes qui compte. Il faut faire la révolution sociale, même si c’est compliqué. Notre seule richesse, c’est notre force de travail. » Alors ? « On va vers le chaos car le truc qui devait faire barrage à l’extrême-droite, ça ne marche pas. » La cocotte est en surchauffe « et ça va péter un jour », conclut-il.
Olivier Pouvreau, "La Nouvelle république" du 2 octobre 2018
Les 400 coups d’un “ mauvais garçon ”
Dans les années 80 à Tours, écrit Eric Sionneau, « on se retrouvait sur les terrasses du Helder pour fumer des pétards (… ) Avec ceux de Transistours, à l’époque des radios libres, on jouait au chat et à la souris avec les keufs. » Parfois, « on décidait de se faire une cabine téléphonique. Un pied-de-biche et à nous la caisse ! Quelques pièces pour quelques demis de bière (… ) A Noël, on se prenait des murges, et, bien imbibés, on allait jeter un cocktail molotov sur la porte du lycée Paul-Louis-Courier ou Balzac. »
Il était de toutes les manifs, « les coordinations et comités de lutte animés par les anars, les troskos et les derniers maos. Nous vomissions Claude François, Patrick Juvet, Sardou et Delpech, Dalida, Joe Dassin et les autres… » Mais, il allait voir Léo Ferré à l’Olympia, « un chic type qui, la nuit après le spectacle, partait dormir au château d’Artigny. Il avait du fric mais n’exploitait personne, disait-il. »
Eric Sionneau raconte ses manifs à Plogoff contre le projet de centrale nucléaire. Il y allait en voiture, « mais comme on n’avait pas de thune, on siphonnait les réservoirs des véhicules des services publics, Poste, EDF… » Dans la manif, « les cailloux, le lisier de fumier et autres joyeusetés pleuvaient. Sous les lacrymos, on se repliait . »
“ On chargeait les flics avec des bidets de chiottes ” Il raconte la grande « baston » qui a suivi à Quimper : « Il y avait des chiottes publiques, on a arraché les bidets et on s’est mis à charger les flics par groupes compacts. » Et ajoute, ironique : « Dans ces années-là, on avait des joies simples, rebelles et humaines… »
On le retrouve à Denain, pour Usinor, au milieu des autonomes : « On n’était pas fréquentables avec nos blousons et nos drapeaux noirs. » Cailloux, pavés, cocktails molotov toujours… Retour dans sa bonne ville de Tours, cellule 215, maison d’arrêt, rue Henri-Martin, où, avec ses potes, il accumule les peaux de bananes sèches pour « essayer de les fumer en douce ». Bref mais dur séjour au « zonzon » (la prison), « c’était l’été, un été de perdu, à 20 ans, ça fait mal. »
Il a bossé dans une grande surface commerciale à Tours-Nord, mais raconte qu’il a plus fauché dans les rayons que vendu les produits. Dans la réserve du rayon armes, « je cognais les fusils violemment contre le montant en fer des étagères pour fausser les canons, et je mettais du sel dans les canons. » L’antimilitariste se souvient du magasin : « Le plus pénible était le bruit et la musique de merde que nous encaissions toute la journée, et ces putains de lumières, partout… » Il se fait la malle et devient « chômeur fuyant-le-travail ».
Descente à la cathédrale de Tours pour piquer cierges et bougies sous le nez des religieuses. Virée nocturne dans une maison vide à Azay-sur-Cher « chez un type de gauche, un bourgeois »… On le retrouve au Laos, chez son grand-père à la ferme de Monnaie, à Tours dans un « conglomérat d’anars et de punks, la bande de Foutre, le premier groupe keupon d’Indre-et-Loire ». Il est l’auteur d’articles « faisant l’éloge de la drogue, de la bande à Baader, des alertes à la bombe au sein du lycée Choiseul… » Il détruit « des panneaux publicitaires à Tours » contre la société de consommation, participe au « collectif contre la venue du pape à Tours, l’affreux Polonais venu polluer l’air local ». Avec le Scalp (anti-Le Pen) il se « fait » des skins, et encore et toujours des flics… Son livre est bien un pavé, qu’on prend en pleine face.
Commentaire :
Eric Sionneau raconte dans son livre « Années 80 » sa jeunesse peuplée de violences diverses, ses coups de force et coups de poings, ses virées sur tous les terrains de lutte en Touraine et ailleurs. Grâce à un tel témoignage, c’est rare de pouvoir ainsi vivre de l’intérieur le tout petit monde plutôt sauvage et secret des anarchistes. D’où cet article qui retranscrit quelques écrits de l’intéressé. Cela fera frissonner de bonheur quelques-uns et hurler d’horreur beaucoup d’autres.
L’article du site "37degré" (10 octobre 2018).
Eric Sionneau : « le syndicalisme est un contre-pouvoir réel et nécessaire ».
Après 20 ans à la tête du syndicat Solidaires 37, Eric Sionneau s’apprête à passer la main et prendre du recul. Un tournant dans la vie de celui qui depuis l’adolescence est de tous les combats sociaux. Un parcours singulier que cette figure du militantisme partage par la même occasion dans un livre « Dans les années 80… Une époque formidable ! ». Rencontre.
37 Degrés : Eric, vous quittez la tête du syndicat Solidaires ce mois-ci après 20 ans à sa tête. Cela veut dire qu’on va vous retrouver à l’arrière dans les manifestations désormais ?
Eric Sionneau : Oui certainement un peu, mais je vais surtout prendre du recul. Je vais aussi glander.
37 Degrés : Que retenez-vous de ces années de lutte sociale ?
Eric Sionneau : Je retiens que les combats étaient nécessaires. On a eu pas mal d’échecs mais aussi des réussites qui font plaisir et qui touchent. Je pense par exemple à ceux menés au DAL à la fin de l’époque Jean Royer on avait pu reloger des personnes à la rue. Je retiens le quotidien également. En tant que syndicaliste on reçoit souvent des appels de personnes désespérées et dans l’urgence. On les accompagnent et parfois on obtient gain de cause. Ces moments-là prouvent que le syndicalisme est un contre-pouvoir réel et nécessaire.
37 Degrés : Vous avez toujours vu le syndicalisme comme un combat global ?
Eric Sionneau : Je suis un adepte de la charte d’Amiens dans toute sa dimension, c’est à dire que le syndicalisme a une double tâche : celle de défendre d’une part les salariés et d’autre part de faire la révolution sociale. Cette charte dit que le syndicalisme doit apporter ses propres positions politiques et réformer radicalement la société. C’était d’ailleurs l’esprit des bourses du travail qui ont été un des fondamentaux de la CGT à sa naissance.
37 Degrés : On a l’impression que cette vision globale s’est atténuée aujourd’hui ?
Eric Sionneau : Il faut comprendre qu’à l’époque des bourses du travail, il y avait la formation professionnelle, des bibliothèques, des salles de cinémas… bref une éducation populaire. C’était une sorte de contre-société menée par les ouvriers. Aujourd’hui il y a des associations comme le Secours Populaire par exemple mais qui se sont spécialisées dans un domaine. A l’époque le syndicalisme prenait tous les champs de la société en main.
37 Degrés : Cette perte de vision globale est-elle une cause des échecs dont vous parliez ?
Eric Sionneau : J’en suis persuadé. A Saint-Avertin on est par exemple à La Maison des Syndicats, on est plus dans l’esprit des bourses du travail. Chacun est logé, chez soi, on se dit bonjour on discute, mais ça ne va pas plus loin. Effectivement on a perdu ce souffle révolutionnaire qui habitait le syndicalisme, mais il n’est pas mort pour autant. Il existe toujours dans le monde du travail une certaine volonté de changer les choses et de prendre en main son destin.
37 Degrés : Sur la politique, vous vous êtes toujours considéré comme anarchiste ?
Eric Sionneau : J’ai connu les vieux anarchistes espagnols qui disaient « on est anarcho-syndicalistes, on est libertaires, mais on n’est pas anarchistes parce que l’anarchisme est un idéal, on ne peut pas se revendiquer anarchiste. » Je suis de mon côté très attaché à ce mouvement que j’ai découvert jeune. C’est pour moi le seul combat politique qui mérite d’être mené parce qu’il est détaché de toute ambition politique de carrière.
« Je ne crois pas en la révolution citoyenne parce que le jeu électoral est biaisé. »
37 Degrés : Vous vous êtes mis personnellement de côté au cours de ces années de militantisme ?
Eric Sionneau : Il y a des choses que je n’ai pas faites parce que je me battais pour les autres, mais cela ne m’a pas coûté de le faire. Cela m’a porté et cela continue de me porter malgré les désillusions.
37 Degrés : Quand on voit la situation aujourd’hui, avez-vous un sentiment d’échec après ces années de lutte ?
Eric Sionneau : Les grands mouvements sociaux n’arrivent au mieux que tous les 50 ans, ce sont des événements très rares. Il faut regarder le temps long, l’histoire n’est pas à l’échelle de nos propres vies. Mais tout est possible, il y a des signes aujourd’hui. Par exemple beaucoup de gens ne votent plus volontairement parce qu’ils ne croient plus au modèle de la démocratie représentative. On a l’impression qu’on est sur une cocotte minute qui peut exploser. On est actuellement dans un faux calme et la colère est sourde, ce qui n’est d’ailleurs pas forcément mieux. On ne sait pas quand, parce que cela ne se décide pas, mais cette colère peut s’exprimer et sortir et quand ce sera le cas, ce sera certainement de façon radicale.
37 Degrés : C’est quoi le radicalisme justement ?
Eric Sionneau : Le radicalisme n’est pas forcément la violence. C’est surtout le fait de vouloir pratiquer l’action directe dans une volonté de changer les choses. Contrairement à ce que pense Mélenchon, je ne crois pas en la révolution citoyenne parce que le jeu électoral est biaisé. Il faut construire des alternatives réelles.
37 Degrés : Vous quittez la tête de Solidaires et vous en profitez pour sortir un livre également sur votre histoire, votre jeunesse… Qu’est-ce que vous avez voulu transmettre avec ce livre ?
Eric Sionneau : A 90% de ce qui est écrit, c’est mon histoire, celle d’une certaine jeunesse rebelle qui croit en ses idéaux. Les textes un peu plus littéraires sur la vie quotidienne me tenaient à coeur aussi parce que c’est une façon de transmettre l’histoire et d’être passeur d’une époque révolue.
37 Degrés : Pour reprendre le sous-titre du livre, c’était une époque formidable ?
Eric Sionneau : Oui, une époque formidable, mais comme toutes les époques, pour qu’elles le soient, il faut les construire comme telles.
Mathieu Giua
Eric Sionneau, « Dans les années 80… Une époque formidable ». A commander chez :
Les Amis de Demain Le Grand Soir
5 rue de La Roumer
Pont-Boutard, St Michel
37130 Côteaux sur Loire
149 pages. 16,00 € (frais de port compris). Chèques à l’ordre de l’auteur
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